L’émergence d’un acteur moral jugeant en permanence l’état du monde qui s’offre à lui en spectacle est sans doute un fait historique remarquable et inédit. Elle met en scène un individu s’émouvant de la misère des femmes et des hommes, s’indignant de tant de formes d’injustices, d’inégalités, de discriminations et de souffrances humaines.
Des conditions ont été nécessaires pour l’avènement d’une telle configuration morale : la généralisation de l’accès à une information globalisée quasi immédiate, la montée en puissance des subjectivités individuelles, mais encore l’exacerbation des inégalités et des injustices percutant un imaginaire moderne marqué par l’affirmation démocratique de l’égale dignité des êtres humains. Si les clivages moraux et les dilemmes qui les accompagnent avec, à l’arrière-plan, des définitions incompatibles du bien et du mal, de la vie bonne et juste ne sont pas nouveaux, leur acuité n’a jamais été aussi grande et aussi fortement ressentie par des individus constamment exposés à des situations de contradiction performative, « acculés » à profiter des iniquités et des injustices qu’ils dénoncent.
Les développements de la science et de son ethos spécifique, imprégné d’esprit critique et d’exigence de maîtrise du monde, ne font qu’accentuer la réflexivité morale des sujets. Ceux-ci se retrouvent face à des arbitrages et des questionnements moraux jusque-là inédits : quelle limite faut-il mettre aux capacités de prévision, d’anticipation et de maîtrise que fournissent les techniques scientifiques et médicales ? Jusqu’où doivent aller les méthodes de procréation médicalement assistée et les performances du clonage ? L’affirmation de la souveraineté sur son propre corps autorise-t-elle tout ? La vie est-elle un bien précieux à préserver par tous les moyens et en toutes circonstances ? Et, au-delà, les fins ultimes que les femmes et les hommes doivent se donner sont-elles connues ou à inventer ?
L’idée que la science, comme moyen de maîtrise du monde, échappe à son tour aux humains, fait de plus en plus son chemin à travers la critique du post-humanisme et des craintes relatives au développement de l’intelligence artificielle. Les flottements et les limites de la raison scientifique ne sont pas en reste. La pandémie de Covid-19, motif du report du congrès à l’été 2021, montre les difficultés de la science à prendre en charge, compte tenu de ses logiques de fonctionnement et de son langage propre, les questions des humains lorsqu’ils sont exposés à des situations extrêmes de survie. En situation de crise sanitaire, les arbitrages politiques (confinement versus immunité collective) ainsi que les choix pratiques des professionnels de la santé impliquent une part de pouvoir de vie et de mort sur les individus et les collectivités, difficile à assumer d’un point de vue moral.
Aussi importe-t-il de savoir ce que tout cela fait à la sociologie et de se demander si la posture analytique des sociologues se distingue bien aujourd’hui de celle de leurs aînés. Comptable des impératifs d’une réflexivité plus exigeante, la sociologie doit désormais faire face à une série d’enjeux liés à l’exploration de la dimension morale de la vie sociale, dont certains reconfigurent les contours de vieux débats sociologiques, comme celui qui oppose universalisme et relativisme. L’un de ces enjeux est la reconnaissance du rôle des « économies morales » comme aiguillon des frustrations et des sentiments d’injustice et comme idiome de formulation des revendications politiques en termes de droits, voire comme des lieux où s’opère une définition alternative des droits eux-mêmes. Mais l’enjeu le plus important réside, sans doute, dans la délimitation de la morale et de ses frontières, avec le politique, le juridique, l’économique ou le religieux, étant donné que ces frontières elles-mêmes font l’objet de conflits et de déplacements continuels. En dehors d’un minima flou, les individus et les collectifs sont rarement d’accord sur l’ensemble de ce qui serait du ressort de la morale, c’est-à-dire de ce « fondamental » de l’action et de l’intention qui transcenderait les transactions et les compromis. La prostitution est-elle, par exemple, assimilable à une simple prestation de service relevant prosaïquement du contrat économique ou à une forme d’exploitation inacceptable, mettant dans la circulation marchande ce qui n’a pas de prix ? Faut-il légiférer, et à quel point, sur des questions qui concernent la sexualité et le plaisir ou laisser cela à la conscience morale et au libre arbitre des individus, question qui nous invite à réfléchir sur la nécessité et les limites du droit à s’emparer de ce qui semble relever de la morale ? L’éthicisation de certains éléments du champ politique autour de principes comme la transparence, la probité et la parole donnée, d’un côté, et le désinvestissement éthique, d’un autre côté, de thèmes pouvant être considérés comme fondamentalement moraux, tels que l’avortement, sont symptomatiques de ce problème de frontière.
Située a priori en dehors du champ de compétence de la sociologie, la distinction entre moral et immoral n’en représente pas moins un enjeu avec lequel les sociologues doivent compter. Comment peut-il en être autrement, alors qu’ils doivent faire avec les ressources linguistiques et les sémantiques de cultures particulières à leur disposition ? Comment éviter cet écueil lorsqu’il s’agit de rendre compte de violences commises au nom du rétablissement d’une justice bafouée et quand ce qui pourrait apparaître comme « immoral » au nom de certaines valeurs, largement admises, est revendiqué comme légitime voire nécessaire par une morale qui se veut alternative, justifiant parfois certaines radicalités ? Dans les contextes multiculturels et, au-delà, dans des sociétés de plus en plus sujettes à un pluralisme moral profond, comment échapper à la question de l’universel et du relatif, pour asseoir la possibilité d’un accord éthique ? À quel point peut-on admettre – au nom du pluralisme – que tout peut être justifié si l’on tient compte de la diversité des points de vue et de l’enkystement des valeurs dans diverses cultures et sous-cultures fondées sur des conceptions différentes du bien et de l’accomplissement humain ? N’y aurait-il pas moyen de saisir un niveau de rationalité et de croyance axiologique, voire une sorte d’axiomatique unique et générale, susceptible d’être portée par tout acteur moral capable de réflexivité, d’empathie et de montée en généralité, de sorte à rendre possible l’instauration d’un contrat social acceptable par tout le monde ?
Un tel enjeu est d’autant plus important que la sociologie ne se contente plus de « dévoiler » les structures objectives de domination et de reproduction des inégalités en affichant une posture de détachement moral. Plus que jamais, la critique sociologique assume ses partis-pris normatifs. Le retour, sous l’influence de la philosophie morale et politique, du thème de l’injustice aux côtés de celui des inégalités est emblématique de ce revirement normatif de la sociologie. La situation épidémique que traverse l’ensemble de la planète depuis la fin l’année 2019 semble montrer, de la manière la plus dramatique, l’injustice de l’inégalité des citoyens, des territoires, des régions et des pays devant la maladie et la mort. Certains y verraient une défaite morale des sociétés modernes et la fin du modèle du capitalisme tardif.
L’objectif de ce congrès étant de réfléchir sur les métamorphoses de la question morale et sur la manière dont les sociologies s’en saisissent au cœur des sociétés contemporaines, trois thèmes animeront nos débats en plénière et pourront structurer la réflexion de l’ensemble des comités de recherche (CR) et des groupes de travail (GT) de l’AISLF. S’invitant au Congrès, l’analyse sociologique de la pandémie de Covid-19 pourrait donner lieu à des sessions spéciales ou venir enrichir les travaux des CR et GT.
1. Inégalités, sentiments moraux et acteur social
La centralité du référentiel moral au sein de la sociologie est visible dans les déplacements théoriques majeurs que connaît aujourd’hui la discipline, que l’on songe au passage d’une sociologie critique à une sociologie de la critique ou aux évolutions internes de certains courants sociologiques. Les expériences morales des acteurs ordinaires à la fois comme agents et comme patients, leurs souffrances ou indignations, ne sont plus perçues comme des symptômes mais comme des ressorts pouvant servir d’appuis normatifs à la sociologie elle-même. La circulation de concepts à connotation morale tels que ceux de dignité, de respect, de mépris, de souffrance ou de vulnérabilité, en dit long sur cette évolution. Ainsi les inégalités et les discriminations sont-elles de plus en plus appréhendées sous l’angle de l’offense morale. L’affirmation de la figure de l’acteur moral, doté de la compétence nécessaire pour dire, à sa propre échelle, le bien et le mal constitue un tournant important. Elle ouvre la voie à l’analyse sociologique d’une moralité en acte, où la définition préalable de règles données compte moins que le travail pratique des acteurs.
Face à ces transformations, la sociologie se donne désormais beaucoup de peine pour répondre aux questions suivantes : qu’est-ce qui viendrait heurter la sensibilité morale des femmes et des hommes ? Quels sont les sentiments moraux les plus sociologiquement significatifs et quelles sont les situations susceptibles de les provoquer ? Dans quelle mesure les jugements moraux et les émotions qui les accompagnent sont-ils encastrés dans des représentations collectives de la justice et de la dignité humaines et indexés sur des principes de justice partagés ?
2. Controverses, action collective et engagements moraux
Les controverses publiques constituent une voie d’accès aux tensions morales qui traversent les espaces publics des sociétés démocratiques. Leur étude permet de mettre en lumière les clivages qui taraudent en profondeur la vie sociale et le pouvoir instituant des processus conflictuels. Ces clivages mettent-ils en échec la possibilité de construire un monde partagé et de définir collectivement un bien commun ? Sont-ils, au contraire, une condition sine qua non du fonctionnement des sociétés démocratiques ? Les analyses en termes d’« économies morales » sont, quant à elles, sensibles à l’énergie performative de l’affectivité ; une affectivité qui a sa « raison » propre. L’intérêt de ces analyses est non seulement de permettre de repenser les clivages des espaces publics, ainsi que les formes de lutte et de violence politique, en termes de conflits axiologiques et normatifs (acceptable/inacceptable, moral/immoral, juste/injuste…), mais surtout d’aborder les engagements individuels et collectifs à partir de deux entrées analytiques principales : d’une part, la diversité des répertoires de justification dont les individus et les collectifs peuvent se saisir ; de l’autre, l’importance des « blessures morales » en tant que ferment de la mobilisation et de l’action collective, comme le mouvement des « indignés » l’a bien incarné.
Les implications politiques d’une démarche attentive à l’économie morale peuvent avoir des conséquences considérables sur la reformulation des pactes politiques, dans le sens d’une reconnaissance des singularités locales, régionales ou ethniques ou dans celui d’une mise en place d’une politique de proximité et de citoyenneté active. En inversant la perspective, il est aussi important de saisir la portée politique de « révolutions morales » plus ou moins visibles, revendiquant une série de ruptures avec le modèle familial dominant, le genre, l’économie capitaliste et le diktat du marché, le mode de vie urbain ou la culture consumériste tout en cherchant des modes de vie et d’insertion sociale différents voire utopiques.
3. Institutions et dispositifs
La prise en compte des compétences et des fragilités de l’acteur moral n’est pas l’apanage du discours sociologique. Elle est désormais au cœur des dispositifs sociaux et occupe une place prépondérante dans la mise en place des politiques publiques. En témoignent la diffusion importante des politiques de capacitation, de responsabilisation et de mesure de la résilience des populations vulnérables, ainsi que la montée en puissance des dispositifs de prise en charge centrés sur l’écoute et la mise en récit de la souffrance. Ces dispositifs sont-ils véritablement une panacée ? Ne supposent-ils pas la mobilisation de ressources subjectives, justement, en défaut chez les acteurs sociaux concernés ? Sur le versant opposé, la rhétorique de la souffrance, orientée vers des finalités aussi différentes que la défense stratégique de certaines causes, objets de lutte et de conflits axiologiques, apparaît souvent comme le vecteur d’une demande d’empathie institutionnalisée. Par ailleurs, ne faut-il pas aussi s’interroger sur la dissémination de topiques morales au regard de la transformation normative de certaines institutions, notamment religieuses ? La place occupée par le thème de la souffrance invite à réfléchir sur le statut des émotions en sociologie et sur les transformations actuelles de la subjectivité. En filigrane, se profile une question centrale : sommes-nous face à une accentuation institutionnalisée des exigences de réflexivité et de libération affective ou devant un processus de désinstitutionnalisation appuyé sur l’appel à la libération de l’affectivité au détriment des rôles et des statuts assignés ?