Injustices, blessures morales et processus de résistance en migration
Pour ce XXIe congrès de l’AISLF, l’invitation du CR36 est moins de chercher à identifier les critères sur lesquels reposerait la légitimité morale d’un ordre social, et encore moins de déterminer le caractère moral ou immoral des sociétés. L’invitation est plutôt de faire un pas de côté pour se demander quel rôle joue le registre moral, aujourd’hui, dans les phénomènes migratoires, et quels répertoires moraux ou grammaires morales mobilisent les actrices et acteurs des migrations.
Quelles sont les expériences de l’injustice (Renault, 2019 [2004]) des personnes racisées, migrant·e·s ou « étranger·ère·s de l’intérieur », souvent déclassées et sous quels répertoires de principes s’expriment-elles ? Quelle pourrait être la logique morale des conflits sociaux, sous quelles conditions et sous quelles formes l’expérience de mépris, souvent répétée, peut-elle déboucher sur l’émergence de mouvements sociaux (Honneth, 2000) ? Quelles sont les interrelations entre la morale et les autres sphères de la vie sociale, en quoi consiste justement les frontières morales et symboliques, leur imbrication et possibilité de dépassement (Tronto, 2009 [1993] ; Lamont, Molnár, 2002 ; Lamont, 2000) ? Sans toutefois s’y restreindre, ces questions pourront être développées, débattues et complétées en suivant les trois axes suivants.
Axe 1 – Registres moraux et construction des « problèmes » migratoires
La mobilisation d’un répertoire moral est devenue chose courante dans plusieurs pays récepteurs de migrant·e·s et demandeur·euse·s d’asile. Cette mobilisation peut toutefois prendre deux directions opposées : elle peut chercher à repolitiser les enjeux migratoires (Fassin, Morice et Quiminal, 1997 ; Cusset, 2010 ; Brugère et le Blanc, 2017 ; Bessone, 2018) ou veiller à justifier moralement des mesures qui sont loin de relever de la morale et qui, au contraire, promeuvent les intérêts d’« entrepreneurs de morale » (Becker, 1985). Les sessions organisées par le CR36 pourraient être l’occasion d’examiner les sentiments moraux et les catégories rhétoriques mis de l’avant par les différents acteur·rice·s sociaux (politiques, médiatiques, militants etc.) face aux enjeux migratoires
Axe 2 – Expériences d’injustice et de résistance
Injustices migratoires et injustices sociales sont imbriquées. Elles se nourrissent souvent d’un véritable « capitalisme émotionnel » (Hochschild, 2013) qu’il serait judicieux d’interroger. Les migrant·e·s sont souvent exposés de façon répétée au mépris et à l’injustice, et subissent des blessures morales qui altèrent le rapport positif à soi (Honneth, 2000). L’expérience de l’injustice affecte les répertoires d’action des acteur·rice·s de façon différenciée, les formes de résistance, de lutte contre les dominations varient selon les contextes, les situations, les trajectoires sociales, les ressources (émotionnelles, relationnelles, corporelles…). Les communications attendues pour cet axe pourraient rendre compte « par le bas » de l’expérience de l’injustice des migrant·e·s et ainsi participer de manière plus générale de la réflexion sur ce qui fait indécence et décence (Margalit, 1999) dans nos sociétés contemporaines.
Axe 3 – La morale, l’éthique et la·le sociologue
La chercheuse ou le chercheur est régulièrement amené, dans ses interactions avec les acteur·rice·s de terrain et face à ce qu’il observe, à distinguer in situ entre le bien et le mal, le légal et l’illégal, et à prendre des décisions pour se protéger et protéger ses enquêté·e·s. En outre, sachant qu’enfreindre une règle n’est pas forcément immoral lorsque la règle peut elle-même être conçue comme immorale, la nécessité pour la·le chercheur de savoir éviter le piège du « jugement de valeur » (Weber, 1992) est fondamentale, notamment pour discerner des formes de résistance parfois diffuses. Quels sont les défis et dilemmes éthiques rencontrés ? Que faire lorsque les personnes qui subissent des injustices très fortes ne répondent plus à la figure du « bon » migrant ou du « bon » réfugié ? Ici, il est attendu que les communiquant·e·s ouvrent la « boîte noire » de la recherche et exposent les défis et tactiques qui se sont présentés à elles·eux tout au long de leur démarche.