AISLF Tunis 2021

Le Congrès est organisé à distance

GTE10 - Émotions et société

Correspondant pour le Congrès : Fabrice FERNANDEZ - fabrice.fernandez@soc.ulaval.ca


Appel à communiquer du GTE10


Une morale « sensible » ?

Les expressions de certaines émotions humaines seraient ambigües, équivoques et perméables aux attentes de celles et ceux qui les perçoivent et les interprètent. Une multitude d’obstacles compliquerait l’observation et la compréhension des expressions émotionnelles, à commencer par la familiarité, la sympathie ou les illusions de l’imagination (Darwin, 1872). Décrypter le langage social des émotions (Mauss, 1921 ; Fernandez, Lézé, Marche, 2008) ne pourrait finalement que se limiter à l’étude de l’interprétation des émotions par autrui (Paperman, 2013) ou à l’analyse du jeu en surface (Hochschild, 1983).

Si on risque de ne voir dans les émotions que ce qu’on veut bien y voir, cette auto-illusion empreinte de morale revêt, au regard du traitement ordinaire des personnes dites vulnérables ou jugées déviantes, un caractère singulier. En effet, les principaux acteurs du contrôle social – policiers, médecins, éducateurs ou juges – sont enclins à mettre en évidence les troubles émotionnels comme autant de facteurs explicatifs d’une maladie ou d’un comportement. Mais au-delà, les émotions peuvent aussi être présentées par ces acteurs comme des éléments discréditant des populations jugées problématiques, lesquelles se voient dès lors prescrire certaines façons d’examiner et d’auto-contrôler leurs émotions. Le contrôle social élargirait ainsi son quadrillage de surveillance à cette « intériorité », en essayant de déceler les émotions révélatrices de déviations morales qu’il conviendrait de corriger (Fernandez, Gariépy, 2018).

Le GTE Émotions et société propose d’explorer trois axes problématiques de cette morale sensible. Le premier axe relève de la gestion capitaliste de nos émotions (Illouz, 2006), valorisant le contrôle de soi et le lissage psychologique des sentiments. Il s’agit ici d’interroger cette forme de rationalisation de l’intériorité affective, qui évalue chacun selon ses aptitudes à gérer ses relations affectives comme entrepreneur de soi-même. Les analyses portant sur la circulation du travail émotionnel entre les univers publics et privés (Hochschild, 1983), depuis les injonctions managériales dans la sphère du travail en passant par les formes de socialisation émotionnelle dans la vie quotidienne (façonnées par les rapports de genre, de classe, d’ethnicité, de génération, etc.), méritent ici une attention soutenue.

Le second axe concerne les dispositifs de surveillance et de quadrillage des émotions ainsi que le travail des agents de l’État et des professionnels qui œuvrent à cette forme de gouvernement émotionnel de l’altérité déviante. À travers l’analyse de ces (nouveaux) espaces de surveillance et de contrôle des émotions, nous vous invitons à penser le travail de (dis)qualification et de désignation des émotions, aussi bien celui des agents et des professionnels que celui des publics, à travers les pratiques d’auto-étiquetage de leur déviance émotionnelle (Thoits, 1985).

Enfin, le troisième axe propose d’interroger la morale sensible comme un lieu de résistance face aux mécanismes de domination sociale. Les émotions ont en effet un rôle fondamental dans les mouvements d’indignation morale, elles sont ce sur quoi des protestations, des soulèvements populaires (Thompson, 1971) et des résistances d’ordre infra-politique (Scott, 1990 ; Fernandez, 2011) se forment. Cette énergie émotionnelle (Colins, 2004) n’est-elle pas finalement une énergie de transforma- tion sociale que les instances de pouvoir tentent de confisquer ?